La distribution spécialisée de vins en Europe : mots croisés entre cavistes français et italiens
Le métier de cavistes est fortement marqué par la culture vinicole du pays.
Mais dans des sociétés de plus en plus formatées par le marketing mass market, dans lesquelles les achats de vins réalisés par les ménages sont essentiellement réalisés dans les rayons de la grande distribution, que devient la relation aux terroirs et de façon plus générale, quelles sont les attentes en la matière de nos clientèles ?
De plus en plus ouvertes, si l’on en croit les présidents des associations de cavistes des deux pays.
Nous continuons dans cet article d’explorer ce qui rapproche et ce qui distingue les cavistes de part et d’autre du massif alpin grâce aux réflexions partagées entre Patrick Jourdain et Jean Guizard, présidents respectifs en France du Syndicat des Cavistes Professionnels (SCP) et de la Fédération des Cavistes Indépendants (FCI), et par Francesco Bonfio et Andrea Terraneo, les présidents italiens de l’Association des professionnels du vin (AEPI ) et de Vinarius (association des magasins de vins, enotecari, et bars à vins, enoitecari).
Le lien au terroir : tradition ou retour au local ?
Nous avons vu dans l’article précédent à quel point la carte locale est très marquée en Italie où le caviste est avant tout ambassadeur des vins de son vignoble, notamment auprès des consommateurs locaux (voir article précédente Lettre).
« Les clients italiens sont de toute façon très attachés “au zéro Km” : tout ce qui se trouve à proximité est considéré comme beau et bon », précise F Bonfio, président de l’assocaion des professionnels du vin italiens (AEPI).
Un préalable qui tranche directement avec le contexte français et qui a été particulièrement flagrant avec la symbolique du rond point du mouvement des Gilets Jaunes. « Avec l’avènement de la grande distribution et des grandes surfaces périphériques, on a appris au consommateur français à chercher le prix le moins cher » regrette Patrick Jourdain, président du Syndicat des Cavistes Professionnels. « Et c’est la préoccupation principale de la plupart des consommateurs … ce qui explique le poids des ventes de vins réalisés par la GD. »
Mais la roue tourne. C’est ce qui explique le fort développement récent des circuits courts en France, vécus par les consommateurs comme meilleurs moyens d’acheter une qualité maximale en évitant les coûts d’intermédiation et logistique aberrants. Ou pour éviter des gaspillages en transports inutiles. Ou par sens de l’économie locale et envie de redécouvrir les richesses à proximité.
C’est la clé du succès des brasseries artisanales en France, proches des zones d’habitations urbaines. Un retour au local qui résonne aussi chez nos voisins italiens.
“Jusqu’aux années 2000, la vente des vins produits dans la région où se trouve le magasin de vins était marginale, exception faite dans les régions viticoles très touristiques réputées en matière de vins fins. Car dans ces régions les visiteurs sont toujours demandeurs de vins locaux. Mais aujourd’hui, on assiste au développement d’une demande de production locale, et ce même si le vin local n’est pas particulièrement renommé, même s’il s’agit d’un vin bon mais pas exceptionnel. “ constate Francesco Bonfio, par ailleurs caviste à Sienne, en Toscane depuis 32 ans.
L’oenotourisme, levier de développement pour les cavistes italiens ?
Une envie de redécouvrir à tout prix les vignobles locaux peut être un peu moins nette chez les cavistes en France, hormis dans les régions viticoles qui ont développé l’oenotourisme, s’appuyant sur des appellations à fortes notoriété.
Il faut dire que la vente directe (de vins surtout … voire de bières artisanales ?) est une réalité qui peut même freiner le travail des cavistes en France, notamment lorsque la tarification des vignerons ne permet plus au distributeur d’exister. Du coup, les relations entre cavistes et zones de productions sont plus complexes en France.
« En Italie, l’oenotourisme s’est beaucoup développé au fil des ans et avec elle aussi la vente directe, remarque A Terranea. D’un point de vue culturel, c’est bon pour nous, les Cavistes\enotecari, qu’il y ait toujours plus de sensibilisation et de connaissance du vin, cela nous permet de gagner davantage de clients passionnés par le vin.
En termes de concurrence ou de ventes potentiellement perdues, je pense qu’il est de plus en plus important de construire des collaborations fortes entre les producteurs et les cavistes\enotecari pour éviter de se cannibaliser. Car le touriste qui veut une expérience dans le vignoble est quand même tenté de chercher à payer moins cher son vin chez le producteur que chez le caviste\enotecari. Mais si nous parvenons à y mettre des règles juste et bénéfiques pour tous je vois un bel avenir en Italie pour les cavistes dans le cadre de l’oenotourisme. »
La sélection du caviste fait la différence
L’évolution des attentes des clientèles impactent du coup forcément le métier du Caviste. Côté italien, c’est une évolution intellectuelle qui est revendiquée :
« Cette tendance contribue à l’évolution intellectuelle de notre profession : aujourd’hui nos clients viennent chez nous pour y trouver la sélection qui fait la différence, ils reconnaissent ainsi notre fiabilité » se réjouit F Bonfio.
Si ces nouveaux positionnements sont effectivement perceptibles en France dans certaines régions à forte notoriété viticole (Champagne, Bordeaux, Bourgogne, Beaujolais, etc …), les attentes des clientèles sont autres dans les nombreuses régions de l’hexagone éloignées des vignobles, éloignées du coup également des traditions viticoles locales.
Des réalités géographiques qui impliquent de la part des cavistes une adaptation forcément très fine aux cultures de consommation locales. Et ce n’est pas peu dire. Car la relation au vin dépend fortement des éducations familiales, elles-mêmes fortement imprégnées du rôle joué par le vin dans les cultures traditionnelles. Or, les frontières culturelles explosent tandis que les repères traditionnels ne sont plus relayés par les familles de plus en plus diabolisées dès qu’elles tentent de transmettre ces cultures de la dégustation aux plus jeunes. Et si le vin est partie intégrante de l’alimentation des cultures méditerranéennes, les cultures traditionnelles et urbaines des habitants de l’Est, l’Ouest ou du Nord de la France ont des relations différentes à l’alcool en général.
D’autres signaux sont donc adressés aux consommateurs d’alcools qui découvrent parfois seuls ces univers sensoriels riches.
En tant que commerçants, les cavistes sont tenus de s’adapter et de répondre au plus juste à ces évolutions.
Sans compter une autre vérité, très pragmatique celle-là, celles des marges et de la recherche de profitabilité des milliers d’entreprises cavistes. En moyenne nationale, les vins ne représentent en effet qu’environ 60% du chiffre d’affaires des cavistes. Les cavistes en France dépendant donc étroitement des spiritueux et autres univers structurés par des marques fortes capables de créer des valeurs immatérielles nécessaires aux cavistes pour pratiquer des tarifs réfléchis et dégager de la marge.
Des clients zappeurs en recherche d’originalités de découverte
Le caviste français s’adresse à une clientèle devenue avec le temps moins fidèle, ce qui complique la vie des cavistes traditionnels du XXème siècle, qui s’étaient habitués à des comportements d’achat quasiment routiniers. Finis les clients qui venaient racheter régulièrement le carton des mêmes bouteilles millésimes après millésimes. Surtout qu’entre temps les ventes directes des vignerons sont devenues plus faciles grâce aux nouveaux outils de communications et la case caviste est facilement court-circuitable pour ce type d’achat.
Pour dépasser ces évolutions de fond, les cavistes français ont cherché à se démarquer et à, justement, jouer la carte de la différence.
A l’opposé du retour au local traditionnel évoqué en Italie, ils sont nombreux à avoir pris le vent des nouvelles productions en s’éloignant des repères traditionnels d’une viticulture française qui peine elle-même à prendre la mesure des nouvelles attentes de consommateurs.
En réponse aux préoccupations réelles de nos concitoyens en matière de santé et environnement, le développement très rapide des cavistes spécialistes Bio voire vins nature, sans soufre, bières et produits de niche au pedigree propre et garants d’originalité valorisante révolutionne le paysage cavistes de l’hexagone.
Tout cela revalorise en effet la relation directe, humaine, entre le vigneron et le caviste d’abord, entre le caviste et son client ensuite.
Car si les nouveaux clients des cavistes achètent moins par carton, ils sont devenus de plus en plus curieux. De consommateurs traditionnels habitués aux vignobles réputés sûrs et fiables et n’en dérogeant pas, ils sont devenus prêts aux expériences les plus exotiques.
Il faut dire aussi que le développement du tourisme de masse, aérien notamment, a permis à ces classes moyennes éduquées de découvrir à l’autre bout du monde des eaux-de-vie ou liqueurs particulières, faisant le succès de catégories des spiritueux aux noms évocateurs de cartes postales. Des voyages, voire même des évasions, qui ont formé des connaisseurs prenant plaisir à la découverte. Ces nouveaux globe-trotter du goût incitent les cavistes à renouveler régulièrement leurs gammes, à dénicher sans cesse de nouvelles pépites ou à rivaliser d’originalité. Un filon qu’il faut sans cesse stimuler pour conserver une clientèle draguée par la concurrence, nombreuse, y compris inter-cavistes.
Art de vivre et montée en gamme … dans la tradition ?
En Italie aussi, « le consommateur est devenu de plus en plus curieux » remarque F Bonfio. Mais selon lui, « c’est lié au fait que le vin est devenu “tendance” et sa consommation à la mode » analyse le président de l’association italienne des professionnels du vin (AEPI).
« Les opinions restent traditionnelles et les résistances au changement très fortes, explique Andrea Terraneo, pourtant installé à proximité de la très dynamique agglomération de Milan : par exemple, nous ne réussissons absolument pas à développer le segment des Bag in Box. Il a même fallu que je scinde ma cave en deux et que je retire de la partie Boutique ouverte au public tous ces conditionnements qui donnaient une mauvaise image de la boutique aux clients. «
En France aussi, reconnaissons-le, ces innovations packaging ont eu du mal à se faire accepter au début du siècle et les choses ont été aussi bataillées à ce sujet. Mais il faut bien admettre que ce sont ces conditionnements qui ont largement permis de contenir le repli des achats de vins dans la grande distribution et si certains cavistes ont eu aussi un peu de mal à accepter ce renouvellement profond de la relation au vin (dégagé du rituel de l’ouverture de la bouteille, facilitant la conservation et la désacralisation de certaines consommations), aujourd’hui plus de huit cavistes sur dix en commercialisent, pour un poids dans leur chiffre d’affaires déjà loin d’être négligeable et, surtout, qui progresse.
« Même chose en matière de bouchons : le liège reste LE repère aux yeux de nos clients et malgré tous nos efforts pour leur faire prendre conscience des réalités qualitatives, les bouchons à vis et autres ne parviennent pas à trouver leur place » regrette Andrea Terraneo.
Les clientèles des enotecas (cavistes italiens) resteraient donc ancrées dans la tradition, notamment en matière de packaging. Sont-ils davantage ouverts en matière de contenus et de goûts ?
Les œnophiles voyagent en rouge
Côté français, malgré les tendances de fond évoquées plus haut, les ventes de vins des cavistes restent aussi qualitativement profondément marquées par quelques fondements traditionnels. Hors régions viticoles de rouge, les cavistes installés dans les façades Ouest et Nord du pays (hors Picardie) ainsi que l’île de France restent en effet de gros vendeurs de Bordeaux. Si les vins des vignobles rhodaniens leur disputent parfois le leadership, ces derniers rayonnent cependant davantage dans les régions centre et Sud-Est.
Mais le développement des vins rosés (structurellement moins vendus chez les cavistes qu’en grande distribution), des bulles et des blancs, au détriment des vins rouges, tend à rebattre les cartes. Tirés par une demande moins experte et plus libérée des codes, le développement des ventes et productions de rosés permettent des originalités ou des achats plus faciles, et surtout s’affranchissent des liens aux grands vignobles incontournables.
Quant aux clients les plus experts, c’est sans doute en matière de vins rouges qu’ils sont les plus enclins à découvrir des cuvées d’ailleurs. Et c’est une tendance très forte chez les cavistes qui ont réussi à capter ces nouvelles clientèles… ou qui sont eux-mêmes issus de ces catégories de passionnés.
« Seuls » 56% des cavistes français proposent des vins produits ailleurs qu’en France. Mais chez ces cavistes, plus des ¾ du CA réalisés avec ces vins venus d’ailleurs le sont sous forme de vins rouges (77% du CA) soit dix points de plus que tous vins confondus (chiffres Equonoxe 2018).
Et nul doute que la montée en gamme des vins italiens séduit les clients les plus ouverts aux voyages gustatifs. L’image qualitative et authentique des vins italiens plait aux français qui sont nombreux en vacances à apprécier la dolce vita transalpine. Mais la réciproque est vraie aussi, et les italiens cultivés restent très francophones et amoureux de la grande culture qui a fait l’Histoire de la France… et de ses vins. L’image des vins français, et du consommateur français, est en effet excellente pour les amateurs italiens.
Assurément beaucoup de respect et d’estimes réciproques entre amateurs de vins français et italiens
Toutes les oenotecas interrogées en début d’été par A Terranea proposent des vins français, que ce soit en rouge, en blanc ou en rosés. « 30% des cavistes italiens ont au moins une référence de vins rosés » contre seulement 20% des cavistes français qui proposent un vin rosé non français.
Les vins français se portent bien en Italie, confirme le président de l’association de cavistes Vinarius, puisque 48% de leurs cavistes adhérents constatent des ventes de vins français à la hausse.
Symbole de l’excellence, le Champagne, bénéficient de la forte expertise des consommateurs italiens, très amateurs de bulles (l’Italie compte plusieurs grands vignobles producteurs de vins effervescents de qualité et positionnés aux mêmes niveaux que les champenois). Les Champagnes de vignerons (RM) y sont plébiscités (80% des enotecas en commercialisent alors qu’elles ne sont que 20% à proposer des grandes marques) avec une réelle appétence pour la dimension vigneronne du vin des rois. Ce segment de marché profite aux vins français puisque 70% des cavistes italiens constatent une progression de leurs ventes d’effervescents au cours des trois dernières années.
Il faut dire que le marché italien des cavistes semble globalement solide, la plupart des cavistes communiquant sur des ventes le plus souvent en hausse voire solides, que ce soit en matière de vins rouges, de vins blancs ou de rosés.
En matière de blancs, ce sont les vins d’Alsace, les plus proches géographiquement, et les vins de Bourgogne qui sont les plus répandus chez les cavistes italiens. Les vins de Bourgogne sont aussi les rouges français les plus présents chez les cavistes italiens, suivis des vins de Bordeaux.
La joie de vivre comme fondement culturel
Dans les différents pays européens, les cavistes diffusent une culture du vin, notamment, qui respecte les terroirs et les vignerons, valorise le plaisir du Bien boire… et ouvre à l’intelligence ! Une culture qui est au cœur même de leur positionnement et qu’ils sont tenus de faire vivre et de diffuser.
Et de rappeler l’intemporel canon de l’école de Salerne, en Italie, dont le poète Pétrarque, au XIV siècle, disait que « c’est à Salerne que fut la source et la fontaine de la médecine » :
« Celui dont le cerveau est puissant ne s’enivre pas rapidement,
Et son cerveau ne permet pas aux mauvaises vapeurs de s’élever vers lui.
En effet, il ne retient du vin que la chaleur convenable
Et cela clarifie l’intelligence de Celui dont le cerveau est puissant, qui atteint alors un niveau habituellement inégalé.
Mais chez des gens moins bien armés, les effets sont différents. »
Des valeurs humaines et même humanistes résolument modernes bien qu’à défendre. Y compris à l’échelon international si il faut.
